Vous êtes probablement passé à côté de Torment : Tides of Numenera, c’est dommage, mais ce n’est pas forcément de votre faute. Après un kickstarter ayant récolté la somme rondelette de 4 188 927 $, InXile a eu les moyens de créer son petit bébé dans la foulée de Wasteland 2. Pour le coup, la cible était moins large, Wasteland 2 touchait une niche plus vaste, Torment : Tides of Numenera était encore plus niche, mais plus ciblée et peut-être plus désespérée de voir revenir un successeur à Planescape. Torment a pris son temps à venir, et lorsqu’il est arrivé en février 2017, tout désir d’en découvrir la profondeur semblait avoir disparu. Une tragédie, parce que sans être parfait, Torment : Tides of Numenera, avait besoin d’amour, et selon moi le méritait.

Avant la prose, du contexte

Planescape Torment, sans être un chef d’oeuvre, est au moins un jeu culte. C’est pour ça que lorsque InXile arrive avec ses gros sabots : sans même avoir encore sorti Wasteland 2, pour nous parler d’un successeur spirituel à Planescape, et ce en ayant seulement Chris Avellone à la supervision et non au gros de l’écriture, cela paraît très casse gueule – et ça l’est.
C’est donc à plusieurs écrivains que revient la lourde charge d’écrire l’histoire de Torment : Tides of Numenera. Une tâche ardue, parce qu’il faut un thème fort, un univers tentaculaire et labyrinthique dans sa conception, et une histoire permettant d’explorer l’âme des personnages.

L’univers de Numenéra, est l’oeuvre de Monte Cook, un jeu de rôle papier dont le titre du jour s’inspire sans pour autant reprendre tous les systèmes, ils partagent l’univers, mais guère plus. Le thème de Torment, il est finalement assez simple : “Que vaut une vie ?” Derrière la question de valeur, il y a ce qu’on laisse de nous, notre empreinte sur le monde, à plus forte raison que le monde de Torment ici, est à sa neuvième déclinaison, sa neuvième génération, et les générations précédentes ont laissé des marques. Retrouver dans l’univers du jeu, la motivation au thème principal de l’histoire, c’est déjà un excellent point de cohérence qui permettra très probablement à Torment de proposer quelque chose de spécial.


Colin McComb, un gaillard qui a déjà travaillé sur Planescape Torment, est directeur créatif du projet. On retrouve neuf plumes sur le titre : Monte CookTony EvansShanna GermainAdam HeineMur LaffertyNathan LongNatalie WhipplePatrick RothfussRay Vallese. Je ne sais pas si c’est un chiffre choisi pour coller au contexte de l’univers de Numenera, toujours est-il que ce n’est pas un projet d’une tête. Ce qui, pour le coup, rend très complexe l’idée d’un jeu “uniforme” avec une “vision d’auteur”. Alors, y a-t-il eu miracle et l’histoire fonctionne d’un bloc, ou peut-on trouver à redire sur le travail d’écriture ?

Mais d’abord la forme

Alors, on peut dire sur le neuvième monde qu’il est tout de même un peu dépaysant. Clairement inspiré de PlanescapeTorment dégage un sentiment d’étrangeté similaire, allant piocher dans différents genres de fantasy et de science fiction pour être sûr de ne ressembler à rien d’autres. Quitte à parfois ne ressembler à rien, du tout. Mais nous reviendrons sur les critiques que l’on peut faire, il y a après tout bien d’autres choses à dire avant cela.

Après l’assez laid Wasteland d’InXile, il convient de saluer les efforts des équipes de Fargo pour accoucher d’un jeu au rendu plus convaincant. Rendu que l’on doit à la décision salutaire d’avoir opté pour l’approche d’un Pillars of Eternity à qui il emprunte le moteur Unity sévèrement modifié : un environnement en 2D avec des personnages 3D incrustés dans l’image. Il y a aussi quelques intégrations d’éléments de décor en 3D, mais le tout reste “relativement” homogène et dégage une gueule certaine. Les partis pris assez osés des différents lieux que l’on aura à parcourir, auront le mérite de ne laisser personne indifférent et de nous changer radicalement des ambiances d’autres titres.

Sur ce point là : Torment ne déçoit pas. L’esthétique globale rend bien compte des mondes qui se sont succédés, et l’ensemble se révèle à la fois cohérent et assez barré pour que tout paraisse crédible dans le contexte de l’univers dépeint. On pourra cela dit reprocher plusieurs choses : notamment tout ce qui touche aux éléments les plus “étranges” intégrés aux décors, avec des rendus parfois trop “factices” tranchant avec le reste des décors et donnant à ces derniers un effet… “amateur”. Comme s’il ne s’agissait parfois pas du travail d’InXile.

Ceci est dommage sans pour autant condamner le rendu global tout à fait satisfaisant. Sur le plan du son, on pourra par contre reprocher des bruitages sans grand génie, mais ça ne serait pas vraiment grave si le compositeur : Mark Morgan, célèbre pour son travail sur Fallout 1 et 2 ainsi que Planescape Torment, s’était montré à la hauteur de son travail passé. Ce n’est malheureusement pas le cas, sans être mauvaise, la bande originale de Torment : Tides of Numenera peine à proposer un thème marquant, au mieux offre t-elle un (très élégant) air au piano que l’on retrouvera fréquemment en train de rythmer l’aventure.


C’est pour moi une terrible déception, car en dehors de l’écriture et de l’esthétique bien particulière de Planescape : une grande partie de sa sève et de son atmosphère passait par sa bande originale extraordinaire. Il est malheureux que Torment : Tides of Numenera, parvienne à ce point à recapturer l’écriture et l’esthétique, pour finalement se heurter à des musiques – certes atmosphériques – mais bien trop timides et sans moments réellement forts. Quand on évoque Planescape, on pense directement à son thème principal, au thème de Deionarra, celui d’AnnahFall from GraceFortress of Regrets, bref, on a des choses qui nous reviennent. Pour Torment ? On a probablement les 45 premières secondes assez magiques de Sagus Exploration Deep, mais sinon rien.

Les mécaniques d’un livre

Entrons maintenant dans un territoire plus positif : la dimension rôleplay et l’orientation du personnage. Il sera bien évidemment possible de créer son avatar, même si quoi qu’il arrive, il sera dénommé le “Reliquat” dans l’univers du jeu. Pour ce qui est du système de jeu, InXile a essayé de mettre en place un système social dans tout ce que cela sous-entend ; gestion des connaissances des personnages, intimidation, persuasion… Au début, cela était particulièrement solide. Au début parce que si cela représente un challenge de réussir tous ces jets de dés dans les prémices du titre, néanmoins, très vite, l’arrivée de compagnons pouvant répondre à notre place avec leurs propres compétences déséquilibre la donne.

Je ne critique pas ici la légitimité des actions des compagnons : je trouve juste que bien vite, votre groupe saura surmonter la grande majorité des épreuves que le titre propose.
De plus, sachant que l’on s’enrichit sans peine, se reposer devient mécanique, et on a dès lors plus vraiment utilité à économiser des points d’efforts. Si vous rendez service à un personnage, il vous laissera gratuitement dormir dans le dernier hub. On pourrait croire que le système à côté de ça est plus abouti, malheureusement, le mécanisme d’évolution ne s’accorde que très peu avec la dimension sociale du titre. Vous finirez fatalement par choisir une compétence martiale, car de toutes façons, vos compagnons compenseront largement vos faiblesses.

à propos des combats, présentons une des principales limites de Torment. En effet, ceux-ci ne représentent pas l’essentiel de l’expérience, je dirais même qu’lls sont secondaires et c’est tant mieux. Ils sont brouillons, la probabilité de toucher à 100% est trompeuse. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises après avoir dépensé des points d’efforts pour y parvenir, ce qui a eu le don de me rendre fou. Quant au fait de pouvoir tous les passer en usant de l’environnement et de vos compétences sociales, il ne s’applique que sur les “crises” majeures du titre, ce qui permet quand même d’éviter les crises dans la trame principale, c’est déjà ça.

On pourra d’ailleurs constater que ce n’est pas en ce sens qu’InXile a investi le plus d’effort et d’argent : l’équipement est particulièrement pauvre. Les objets que l’on équipe sont finalement bien plus orientés vers les compétences sociales et “d’exploration” que les combats en eux même. Torment est un jeu de joute d’esprit, pas de joute martiale, il possède les deux, mais ne brille que dans la première.


Le système de flux qui accompagne vos actions (un alignement dynamique) est intéressant car il est composé de six jauges différentes d’alignement. Seulement, on ne constate que peu de conséquences à long terme. Ainsi, selon mes choix j’ai pu en vérifier les incidences à court terme, mais c’est essentiellement sur les compagnons qu’on en ressentira les effets.

Pourquoi lit-on ?

Mais bon, si vous êtes ici et que vous avez joué à Planescape Torment, vous savez que l’on se fout de tout cela. Je sais que ça va sonner particulièrement réducteur, mais sur un projet comme celui là : on s’attend à des mécaniques qui tiennent bon sans être réussies pleinement, mais on attend surtout une plume. Et de ce point de vue là, malgré quelques petites imprécisions, quelques grosses lourdeurs dans les descriptions… Torment : Tides of Numenera a largement ce qu’il faut pour satisfaire ceux qui un jour ont été sous le charme de Planescape.

“Que vaut une vie ?” Est-ce la trace que l’on laisse ? La trace vient à s’effacer, la trace est naturellement éphémère, c’est quelque chose de superficiel qui finit par être balayé par le temps et la vie, les vies. Mais l’empreinte, c’est l’empreinte qui obsède : qu’est-ce que l’on laisse derrière soi ? Un enfant ? Une idée ? Une philosophie ? Une histoire ? Torment : Tides of Numenera, s’attaque à ce thème, fortement lié à Planescape quand on y réfléchit.

C’est très difficile de raconter une bonne histoire, surtout quand elle est bavarde au point d’occuper les deux tiers du contenu du titre. Pourtant, le travail à plusieurs mains d’InXile et de leurs partenaires, parvient à maintenir une remarquable cohérence dans un récit très riche en personnages hauts en couleur, qui ont tous une petite particularité, un petit plus de chaos qui continue de déconstruire nos certitudes sur le monde de Numenera. C’est bien ce qui met pour moi au mieux en lumière la grande réussite de Torment : plus on avance dans le titre, et plus on adhère au chaos qui y règne. Que tout cela ait une cohérence est important, certes, c’est désordonné, très dispersé, très riche, mais ça conserve une cohérence permise par un thème abordé qui est très vaste.

La force d’une histoire, c’est la portée de ses thématiques et sa manière de les aborder. Ici, les thèmes qui viennent soutenir le coeur du récit, le font organiquement, sans que l’on ait l’impression d’avoir été intégré au forceps dans le jeu. Les quêtes secondaires sont intéressantes, mais pas si nombreuses, et la remarquable quête principale est assez concentrée. Torment peut décevoir parce qu’il n’a sans doute pas assez de moments vraiment émouvants, mais c’est un récit qui transporte beaucoup d’émotions, souvent assez froides, assez mélancoliques, pour un peu, on pourrait dire que sous certains aspects on y retrouve du Avellone dans la plume.

La question de la valeur de la vie, se retrouve aussi dans tout ce qui concerne les non-humains. Là dessus encore, le jeu ira poser des questions, parfois sous forme d’aporie, quitte à être même beaucoup (trop ?) dans l’intellectualisation de ses thématiques. Mais si nous en sommes  rendus à jouer au successeur spirituel de Planescape Torment, c’est pour lire et réfléchir (un peu).


Il y a par contre un démon qui pèse sur Torment : Tides of Numenera : on a littéralement l’impression que le jeu démarre passées les vingt premières heures. Une désagréable sensation qui s’accompagne cela dit d’un assez fantastique constat : le jeu parvient à faire en peu d’heures ce que certains échouent à faire en des dizaines, avec des textes plus condensées dans le final notamment. Avec des dialogues qui s’envolent, et des personnages qui gagnent en intérêt… Mais on aurait clairement voulu un peu plus de contenu pour que tout cela gagne en puissance et parvienne enfin à son plein potentiel.

Torment s’analyse selon comme suit : une introduction lourde, avec des descriptifs trop denses, pour ensuite plonger dans la ville de Sagus, densément peuplée d’histoires fascinantes, avant de s’écrouler pendant deux heures poussives, heureusement courtes, avant d’explorer dans son dernier chapitre un hub très honorable qui offre des personnages enfin libérés du poids de s’introduire.

La victoire de la plume ?

Le challenge de Torment : Tides of Numenera était de parvenir à être le RPG littéraire de son époque, comme Planescape Torment le fut à l’époque. Y parvient-il ? Contre vents et marées oui, mais cela se paye par une multitude de défauts que je ne suis pas sûr que je les aurais pardonnés à un jeu qui ne misait pas tant sur son récit. S’il est un jeu, il est avant tout un jeu textuel, qui s’appuiera sur des textes nombreux et riches en figure de style pour tenir le joueur en haleine, en étant parfois lourdauds, mais très souvent justes et surtout sincères.

Torment : Tides of Numenera est un jeu qui a souffert. Prévu à l’origine pour fin 2014, les multiples reports, les coupes dans le contenu et les promesses parfois non tenues, trahissent un développement houleux qui aurait pu aboutir sur une catastrophe. Fort heureusement, InXile, malgré les limites du game design de leur bébé, ont décidé d’assumer jusqu’au bout ce que veut dire être un “successeur spirituel” à Planescape : Torment. Nombreux seront ceux qui – à raison – montreront du doigt les failles de ce titre, et pourront dire de lui qu’il a trop de défauts pour se révéler satisfaisant.

C’est tout aussi vrai que Torment : Tides of Numenera renferme de nombreux trésors permettant d’explorer un univers riche et fascinant, explorer des thèmes peu communs et convenablement exploités. Son système de jeu ne sera jamais pleinement abouti et on pourrait ergoter longtemps sur ce qu’il aurait pu être, il n’empêche pas qu’au bout du compte, Torment : Tides of Numenera réalise ce qu’on voulait de lui : parler aux joueurs, en essayant de leur parler aussi un peu d’eux-mêmes. Malgré ses nombreuses tares et le peu d’engouement qu’il y a eu à sa sortie, le titre d’InXile est bien ce qu’il avait promis initialement : un grand récit.

+ Esthétiquement séduisant
+ Une écriture fine et élégante
+ Un thème principal passionnant
+ Sagus est formidablement dense en histoires

Note RPG 4 sur 5
Note testeur 06 sur 10

– Techniquement faible
– Les coupes dans le récit se sentent
– Les crises, sous exploitées et souvent ennuyeuses
– Mark Morgan en pilote automatique et sans génie
– On aurait aimé un jeu plus abouti, tout simplement

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